Les Conscrits
 
Les enfants sortaient de l'école comme le garde finissait de coller sur le mur de la mairerie une grande affiche blanche portant deux petits drapeaux tricolores entrecroisés.
Par ce document, le Préfet du Bas-Rhin faisait connaître les lieux, heures et dates des conseils de révision aux jeunes gens de la classe 192...
Les écoliers, le nez en l'air, entourèrent l'homme à l'affiche.
-- Haïe, gamins ! Poussez-vous ouar un peu; que j'puisse travailler, fit le garde, débonnaire. Vous allez renverser ma colle ! Min'dié d'raâce ! C'est quand même pas encore pour vous ce qu'i gn'a écrit là-d'ssus !... Vous voulez quand même pas encore faire conscrit?... non?
Le plus grand déclara qu'il fallait bien aller porter la nouvelle à ceux da classe, c'est-à-dire aux conscrits, sinon i sauraient pas quand qu'c'est.
--Ah ! bon, fit le garde, comme ça c'est bien. Mais touchez pas encore à l'affiche: elle est pas encore sèque! Et pis, débroïez pas d'sur la colle avec vos doigts, sinon vous allez tout déchmérer.
Les gamins s'envolèrent dans toutes les directions, annonçant partout que le grand jour était fixé au 15 mars suivant.
Ernesse rapporta triomphalement la nouvelle à la maison. À vrai dire, personne n'était directement concerné par la chose, à part la Mélie que les affaires de garçons finissaient, tôt ou tard, par intéresser. Ernesse, néanmoins, la fit connaître à la table familiale avec la solennité indispensable. Pour les autres qui écoutaient d'une oreille distraite, il entreprit de dresser la liste de ceusses qui faisaient conscrit:
--I gn'y a l'André, çui qui travaille au Magmod... I gn'y a le Rouge du Noir Batisse... I a le Becqué d'la vieille Tarotte... I gn'y a le Grébi, çui qui marche avec les boeufs... I gn'y a le Jules ! Çui-là, c'est mon copain, précisa-t-il avec un regard vers la Mélie.Mélie laissa tomber:--Ton copain ! Ton copain ! Ah ! il est beau ton copain ! Un sacré bâillah!-- Pas plus bâillah que ton jeun' maît' d'école, fit l'Ernesse sous l'insulte... Ou que ton taïaïa qu'a même pas le droit d'êt' conscrit. Qu'est-ce qu'i f... chez nous, çui-là ? Il a qu'à r'tourner chez eux.Inconscience ou intention délibérée, l'Ernesse trouvait toujours le moyen d'évoquer dans le cercle de famille la guirlande des bonamis de la Mélie.--Et d'abord je veux pas qu'on attaque mon copain, conclut l'Ernest. I t'a rien fait. Laisse le tranquille.Les relations du Jules et de la Mélie n'avaient jamais été cordiales. Chaque fois que l'un avait adressé la parole à l'autre, le dialogue avait tourné à l'aigre. Mélie ne pardonnait pas à Jules une remarque faite naguère sur son bonami du moment. La fois-là, la Mélie allait avec un râ'band de du côté d'Solbach. Depuis lors, le râ'band-là avait été bien oublié; la remarque de Jules ne l'était pas encore...Mélie allait répondre à sa manière. Albert menaça:-- Si vous n'arrêtez pas bientôt, je vous envoie les deux manger à la grange. Mélie encaissa. Et l'Ernesse termina le compte de ses conscrits. Ils étaient dix-sept.Depuis longtemps «la classe» préparait le grand jour. Dès leur inscription sur les listes du Conseil de révision, les conscrits s'étaient groupés, avaient choisi un Chef de classe et nommé un Trésorier. Ils avaient organisé un premier bal qui avait laissé un bénéfice appréciable. À cette première mise de fonds, s'ajoutaient chaque quinzaine les sommes versées par chaque conscrit entre les mains du Trésorier: ils mettaient à l'amasse.André, que le prestige attaché à ses fonctions d'employé au Magmod avait tout naturellement désigné aux fonctions de trésorier, gérait la fortune de la classe avec beaucoup de conscience. Il tenait un compte exact des recettes, faisait rentrer discrètement les cotisations et veillait aux dépenses. Il avait même trouvé le moyen de faire produire des intérêts au trésor de la classe. Initiative absolument inédite à l'époque et qui en disait long sur ses capacités de financier. Sa caisse se remplissait avec régularité.Car, pour le grand jour du Conseil, il y aurait de grosses dépenses. D'abord, pour représenter la classe, il faudrait un drapeau tricolore. Et un beau, mais!... Au lieu de l'acheter dans un magasin spécialisé et de le payer cher, André avait proposé qu'on achète le tissu et les franges dorées. Au Magmod, naturellement. La Direction de l'établissement avait même consenti une substantielle réduction. Bénéfice pour la classe!La soeur d'André avait assemblé les couleurs et cousu les franges. Un ami peintre avait inscrit le nom du village, le millésime de la classe et enfin les mots «Honneur et Patrie», le tout en lettres d'or, comme sur les étendards des régiments. Le drapeau était splendide. On n'en verrait point de pareil dans toute la Vallée.Il fallait aussi prévoir la musique. Depuis longtemps, on avait débattu les prix et engagé les musiciens. C'étaient les meilleurs de la fanfare du village; les plus résistants aussi. Car ces braves gens auraient fort à faire. Surtout le premier jour des festivités où, pratiquement, conscrits et musiciens ne se quitteraient pas pendant vingt quatre heures. Les musiciens entraîneraient le défilé des conscrits dans la marche jusqu'au chef-lieu de canton à l'aller et au retour. Au village, il faudrait précéder les conscrits pour la tournée triomphale dans les rues (dont il conviendrait de n'en oublier aucune). Le soir, ce serait le grand bal de la classe.Les conscrits, unanimes, avaient décidé qu'on aurait une musique qui écraserait en prestige toutes les autres. Foin de ces orchestres mi, comme en ont les classes dans certains villages! Accordéon poussif et clarinette chevrotante. Ça faisait pauvre et besogneux. C'est pour cela qu'on aurait la grand'musique. Six exécutants: cornet à pistons, bugle, alto, baryton, basse, et la grosse caisse. Ça ferait du bruit.Il fallait aussi une canne-major. Chaque conscrit, à tour de rôle brandit la canne-major en tête du défilé. Elle scande les marches et rythme l'allure. Les plus forts la lancent très haut et la rattrapent au vol. Les plus adroits la font tournoyer comme une roue autour de leur poignet tendu. On ne peut pas faire conscrit sans canne-major.Là encore, le diligent André sut trouver la solution économique. Un généreux donateur ayant offert le bois nécessaire, un conscrit, menuisier de son état, le Jean de la Marie-Tire-Trois-Gouttes confectionna une superbe canne-major, et la hampe du drapeau par-dessus le marché.En de fréquentes occasions, les conscrits avaient convenu de tout dans les moindres détails. Dans un dernier colloque tenu dans une arrière-salle d'auberge, André fit les dernières mises au point et dit:-- Tout le monde ont payé. I n'manque rien. La caisse est solide.Il cita un chiffre qui déchaîna les bravos. André reprit:-- J'ai calculé qu'on pourra s'amuser quatre jours et qu'i restera encore de l'argent. La caisse paiera tout ce qu'on dépensera tant qu'on sera ensemble. C'est pour ça qu'on devra toujours rester ensemble. Quand on ira dans une auberge, je paierai tout ce qu'on boira et tout ce qu'on mangera. Je paierai aussi, d'sur la caisse, le banquet à l'Hôtel de la Gare de Schirmeck, le jour des conscrits; et aussi tout ce que les musiciens boiront. On fera attention qu'i n'se soulent pas! I sont là pour jouer da musique, pas pour guelser. Nous, c'est pas la même chose: Vous, vous pourrez guelser tant que vous voudrez.--Bravo! cria le Jules, qu'un tel programme enchantait.--Oui, reprit André, mais si on veut bien s'amuser, faudra pas commencer à suffer comme des trous, le premier jour. Et pis, faudra vous méfier des mélanges. I en a qui savent pas boire !-- Haïe mêk, lanca Jules on leur apprendra d'jà!Lorsque les rires furent éteints, une voix timide s'éleva. C'était I'Emile du Pont-d'la-Basse qui demandait:-- Je voudrais demander comment qu'ça sera, si des fois y aurait une fille qui aurait soif... et qu'i faudrait lui offrir à boire... alors, si elle boit, est-ce ça sera la caisse qui paiera?
André fut catégorique:
-- Si toute la classe invite à boire toutes les filles de la classe: c'est la caisse qui paiera. Si t'en invites une tout seul, t'auras qu'à payer tout seul aussi.
--T'as vu, le gros malin ? fit Jules. I voudrait qu'la caisse elle paie à boire à ses bonamies!
--J'ai pas dit ça. Et pis j'en ai point, d'bonamie. C'est pas pour ça que je disais...
-- Bien sûr que t'peux pas en avoir, lui expliqua Jules: Si te n'sais pas offrir à boire aux filles, t'en trouv'ras jamais une. Des moindres comme toi, elles en veulent point sacré, ouèt avare que t'es!
André enchaîna:
--Alors t'as bien compris, maînnant? Te veux pus rien saouar?
Mais Emile désirait encore une précision.
-- Et si des fois on casse quêqu'-chose?... Qui qu'c'est qui paiera ?
-- Et qu'est-ce que t'veux bien casser minndié d'fô? demanda Jules.
--Je n'sais d'belle... Moi, je veux rien casser. Mais l'autre année, quand i z'ont fait conscrit, y en a eu un qui savait pas bien faire tourner la canne-major et qui l'a f... dans la f'nêt' de la vieille Chéribibi. Elle a v'nu chez le maire. Si vous l'aviez entendu gueuler: «Monsieur le Maire, les conscrits i m'ont zabé leur canne-major dans la f'nêt. Si on m'paye point mes carreaux, je vas aller faire potin chez les gendarmes». I z'ont fallu payer.
André décida:
-- Eh bien, on paiera aussi si on casse des carreaux. Y aura qu'à faire attention. Et pis, que t'saches on fait pas conscrit pour casser des carreaux. On fait conscrit pour...
--... pour boire des bons coups et pour rigoler, dit Jules qui ajouta à l'adresse d'Emile
--Et pis, si t'es trop chnaffiole pour faire tourner la canne-major, t'auras qu'a m'la passer. Te verras comme j'te la f'rai dévôler, moi !
Ces points acquis, André poursuivit:
-- Faut aussi qu'on parle des chapeaux, et aussi des fleurs et des rubans.
Le sujet était important. Il eût été impensable, en effet qu'un garçon «fasse conscrit» sans se parer, le grand jour du Conseil, d'un échafaudage de fleurs, feuilles, et plumes artificielles atrocement colorées, que l'on fixait au chapeau et d'où pendaient encore des flots de rubans bigarrés.
À ce bouquet d'aigrettes canari, vermillon ou vertes, s'ajoutaient les insignes en carton doré, les inscriptions en faux métal brillantes, rutilantes, scintillantes, bref tout une pacotille en clinquant que des camelots avisés parvenaient facilement à imposer au conscrit naïf, peu regardant en cette mémorable circonstance, et transformé par cet accoutrement baroque en une sorte de coq splendide, glorieux, hilare et content.
On remarquait parfois dans les groupes de conscrits quelque étudiant, fils d'un médecin, d'un notaire ou d'un industriel, faisant partie de la classe lui aussi, et complètement dépaysé dans cette orgie empanachée. Un discret insigne: «Bon pour le service» ou un simple ruban prouvaient seuls sa qualité de conscrit. Pourtant, le jour du Conseil, il gambadait quelques instants avec les autres derrière la musique, dans les rues du village pour faire avec et prouver sa bonne volonté. Après quelques entrechats malhabiles, il reprenait le train, vers de lointaines études, laissant les camarades de la classe à une bombance de quatre jours qui ferait date dans la vie d'un homme.
Comment _se demandaient les autres_ pouvait-on ainsi dédaigner les saines joies de l'existance ?... De quoi étaient faits ces gens-là ?... Mystère.
Mais c'est bien connu : les gros ne savent pas s'amuser.
André était pour le juste milieu. Il revint à ses chapeaux.
-- Bien sûr, faudra des chapeaux, des fleurs et des rubans. Mais pas trop. C'est pas la peine de dépenser tant d'argent pour ça. Ne vous laissez pas rouler par les marchands. On fait conscrit; on fait pas carnavaval. Gardez vos sous.
-- T'as compris, Emile ? lança le Jules. Garde tes sous pour payer à boire aux filles. Et si y t'en reste, te pourras aussi payer à boire aux copains !
André avait terminé son exposé.
Alors, un conscrit qui n'avait encore rien dit, se leva pour prendre la parole. C'était le Paul du Grébi, le Chef de Classe. Un colosse plein de santé, aux joues colorées par le bon air des montagnes. Le Paul du Grebi menait les boeufs, charriant les tronces dans les sentiers de forêts où retentissaient ses: «Hue! Cins! Hue Grébi! tsé Hott !»
On l'écouta avec attention.
-- J'es d'accord avec tout ce qu'a dit l'André.
-- Qui qu'c'est qu'est pas d'accord ? Bon. Maînnant, je voudrais vous dire quêqu'chose sur le bal: la fois-ci i faudra pus qu'i n'y aye des histoires comme l'aut'fois. Faut qu'on s'amuse bien, et qu'on vienne pas nous embêter. Vous savez que c'est toujours ceux da ligne qui viennent chercher des crosses. Faut qu'on s'organise!
Qui c'étaient donc ceux da ligne? La ligne, c'était la ligne de chemin de fer de Strasbourg à Saint-Dié, dont les travaux, à l'époque, duraient déjà depuis plusieurs années. L'ampleur de la tâche avait provoqué la venue dans la Vallée d'une foule considérable de travailleurs étrangers: Tchèques, Hongrois, Polonais, Balkaniques de tout poil, Portugais, Italiens...
Ces hommes travaillaient dur toute la semaine et se répandaient le dimanche dans les auberges des villages. Beaucoup s'enivraient. Certains étaient hargneux et bagarreurs. Les rixes étaient fréquentes. Plus tard, en 1928, le premier train de voyageurs ayant franchi le viaduc de Fouday, la vallée retrouva son calme.
-- Oui, reprit Paul avec conviction i n'faut pus que les guéards-là viennent nous f... la pagaille, comme l'année dernière, à not' bal de l'Inscription . On veut qu'i viennent danser, mais on veut pas qu'i viennent pour se tabourer.
L'année précédente, en effet, des bagarres sans cesse renaissantes avaient perturbé la soirée. Les conscrits, pris de court, avaient eu fort à faire pour reprendre le dessus, rester maitres des lieux, et finalement expédier sur le trottoir toute l'Europe Centrale passablement cabossée.
--Voilà ce que je vous propose, dit Paul. Dès qu'i en aura un qui passera à la caisse, on le prévient à l'avance : «Pas un mot plus haut que l'autre ! pas un geste ! Sinon: dehors !» Pendant le bal, si i en a un qui ramène sa fraise un peu trop fort, tous les conscrits l'entourent immédiatement. Chacun lâche sa cavalière ou son bock, et accourt. Si le type la ferme, c'est bien. Si i continue, on le pête dehors. Si i résiste, on lui fout la chmadrée.
Quelqu'un observa:
-- Oui, mais si i n'y en a des aut' qui viennent à son secours?
-- J'ai pensé à ça aussi, reprit Paul. Nos pères sont là. Le mien, à lui tout seul est capable d'en sortir deux à la fois par le ki d'châsse et de recommencer jusqu'à ce qui n'y en aye pus... Qu'est ce que vous en pensez?
On approuva chaleureusement ces mesures énergiques.
Emile voulut des précisions.
-- Mais comment qu'ça z'avait commencé la fois-là ? Vous savez que j'avais pas pu venir au bal et que j'étais pas là. Qui c'est qu'avait commencé la bagarre?
-- Naturellement, fit Jules, toi, t'es jamais là quand i gn'a des coups à donner et qu'on rigole bien.
--Pisque j'te dis que je pouvais pas êt'l à. J'avais fallu aller à Gennbri avec mon père pour mener not' vache au boeuf.
On voulut bien lui expliquer l'affaire.
-- Eh ben, ça z'a commencé comme ça. À un beau moment, i gn'a un taïaïa qui vient d'mander une fille pour danser. La fille elle dit: «Cette danse est retenue, monsieur.» Le taïaïa i dit rien. Mais quand i voit qu'elle se lève pour danser avec un aut' type, i vient près d'elle et i lui flanque une baffe. Le type il envoie un coup d' poing au bonhomme. Au même moment, i reçoit un coup d'tête dans l'estomac, d'un aut' mec de la Ligne. Et pis ça continue: coups d'tête, coups d'pied, coups d'poing, les filles s'en mêlent avec des coups de griffes. Voila, comment ça z'a commencé.
-- Et pis après ? questionna Emile.
Ce fut pour les conscrits l'occasion d'évoquer les hauts faits de cette mémorable soirée.
-- Moi, dit l'un, je me souviens encore du Hongrois qu'on a vidé avec une chaise autour du cou.
Jules tira la conclusion à l`intention d'Emile.
-- Te ouas: t'as bien fait, le jour-là, de mener vot' vache à Gennbri. Si t'avais été là, on n'te r'trouvait pus vivant.
Le Chef de Classe, sur ces paroles, leva la séance. Chacun vida son bock et les dix-sept garçons sortirent de l'auberge.
C'était dimanche. Les jeunes filles se promenaient par petits groupes. On les invita bien cordialement au bal. «On verra, on verra», disaient-elles, mais on sentait bien qu'elles étaient tout aussi préoccupées que les garçons.
Au tournant de la rue apparut la Mélie accompagnée de son amie Janine. Quand elles furent à la hauteur des conscrits, Jules lança gaiement :
--Alors on s' promène ? Et où qu'c'est qu'on va comme ça ?
--Si on t'le demande, te diras que t' n'en sais rien, répliqua la Mélie. Mêle-toi de tes affaires et t'occupe pas des autres.
-- Mais, se défendit Jules, c'est pas à toi que je demandais, c'est à la Janine.
-- J' te demande pas où est-ce que t' vas. Moi, je vas où ça m' plait.
André essaya de calmer la Mélie.
--Haïe, Mélie ! te fâches pas, il a dit ça pour de rire .
Mais Mélie n'était pas d'humeur à se calmer.
--- C'est aussi vrai, ça le bâillah-là, i faut toujours qu'i s' mêle de ce qui le r'garde pas.
Elles s'éloignèrent et disparurent au coin de la rue tandis que Jules pensait:
-- Qu'é sacré nom de D... d' garce de fille!
Elles n'allèrent pas bien loin ensemble. Janine n'accompagnait Mélie que pour un petit bout de chemin. Tout juste pour donner le change et permettre à son amie d'aller retrouver sans encombre le jeune maît' d'école qu'elle avait connu dans le train, voici peu, en revenant de Chtrasbourg.
-- Si te savais comme i m' plait et comme il est gentil ! confiait-elle à Janine! Et pis comme i parle bien! I parle si bien que je comprends pas toujours ce qu'i dit.
Et elle quitta Janine pour aller rejoindre son maît' d'école qui, nul n'en doute, allait encore l'entretenir des Pensées de Pascal ou de la Relativité d'Einstein.
 
Le Conseil de Révision
 
Le grand jour était arrivé. De tous les villages de la Vallée, les conscrits convergeaient vers Schirmeck, le chef-lieu de canton. Ils venaient par le train, par les routes ou les sentiers de montagne; joyeux mais un peu solennels (cela ne durerait pas longtemps!) anxieux aussi, dans cette attente du Conseil de Révision devant lequel ils défileraient sous l'oeil des autorités: sous-préfet, conseiller général, conseiller d'arrondissement, maires et médecins-majors. On serait entre hommes naturellement. Cela va de soi.
Ils avaient marché dans la campagne par petits groupes à la débandade, suivis de leurs musiciens, l'accordéon en bandoulière ou le cornet à piston sous le bras.
Dès les premières maisons de la petite ville, les groupes s'étaient reformés. On avait rectifié la tenue, pris un air martial et redressé les chapeaux empanachés.
A présent, les musiciens embouchaient leurs instruments. Derrière eux, les conscrits se tenant par la main, s'alignaient par cinq ou par six, sur plusieurs rangs. Le drapeau de la Classe flottait au vent. En tête, le chef, bien droit, brandissant la canne-major. En avant! Marche! Les cuivres éclataient: les conscrits faisaient leur entrée triomphale dans la grand-rue de Schirmeck.
Quelle ineffable sensation que de passer ainsi sous les regards curieux et bienveillants de tous ces gens qui, de leur fenêtre ou du pas de leur porte, faisaient des signes d'amitié!
Sur la place, c'était déjà la grande foule. Des groupes de conscrits débouchaient de partout, descendant de la rue de la gare, venant du bas de la Vallée, arrivant du haut, tous se dirigeant vers l'Hôtel de Ville, drapeaux déployés, dans le fracas assourdissant des musiques jouant ensemble des airs différents.
Ainsi apparaissaient, l'un suivant l'autre, tous les villages de cette bonne Vallée. On les reconnaissait: «Tiens, voilà les La Broque». Ceux-ci étaient venus en proches voisins, traînant derrière eux leurs sous-nationalités imprécises: les Albet, les Claquette, les Maison-Neuve, les Fréconrupt. Et les Vipucelle aussi. Puis, venant du «Trou de Framont», les Vaquenoux, les Minières, les Grand-Fontaine...
Tiens, voilà les Rothau ! Ceux-là arrivaient précédés d'une bonne partie de leur grand-musique et de leur réputation de «bôbôs fôdants pour la grand-môman». Ensuite les Mammélés descendus de leur Barembach natal par le doyar et qui, avec leur allure décidée, n'avaient pas l'air mammélé du tout.
Puis venaient les Wisches. Et plus loin les Herschpah. Bien qu'ils soient de la même commune, les Wisches et les Herschpa ne feraient jamais conscrits ensemble. Pas pour le ki du diab. Chacun sait cela. Il y avait aussi les Bôhirs. Les Bôhirs, c'est les Russ. Où diable les Russ ont-ils bien pu pêcher ce sobriquet-là? Pas en Russie, tout de même? Mystère. Et ces Bôhirs-là _de sacrés guéards _ défilaient fièrement derrière une clarinette, un accordéon et un tambour.
Puis c'était les Wildreschpa, venus des «hauts», à l'air placide et réservé (mais il faut pas s'y fier) et que bientôt les premiers bocks feraient zouner ou dézouner comme il convient, puisque c'est les zounâh, qu'on les dit.
Et puis, raboulait le Ban-de-la-Roche: les Waterpeh venant de Waldreschpa, les Belmont, les Bellefosse, les Blancherupt, les Solbach et les Fouday, tous, plus ou moins râ'ban, et s'en trouvant fort heureux.
Enfin apparaissaient les Naâzville, aux gigantesques panaches et aux pantalons blancs immaculés. A vrai dire ce blanc-là ne resterait pas longtemps immaculé. En effet,un conscrit de Naâzville se doit de sauter à pieds joints dans les flaques d'eau en criant: Tiouhou! ou bien: Noch a Lechelè! (encore une flaque !) Plus ça dechpritzt, mieux ça vaut. Quand le temps est sec et qu'il n'y a pas de flaques dans les rues, la fête n'est pas tout à fait réussie.
Bref, ils étaient tous là, ces garçons de la Vallée, autour de leurs drapeaux tricolores sur lesquels s'étalaient fièrement le nom de leur village et l'année de leur classe. Tel étendard s'ornait d'une Jeanne d'Arc en armure brandissant une épée, l'autre d'une Alsacienne à grand ruban donnant la main à un zouave. (Pourquoi un zouave? Dieu seul le sait.)
D'un groupe à l'autre, on se reconnaissait, on s'appelait. On allait boire ensemble le bock de l'amitié. Les gendarmes, bons bougres, faisaient l'appel et mettaient un peu d'ordre dans cette gaieté bon enfant. On interpellait ceux qui avaient passé. Alors i t'ont pris ?
--Oui, ça z'y est. Vive la Classe!
Et les futurs soldats se hâtaient d'acheter aux éventaires des camelots le signe de leur nouvelle dignité: des petits cartons à épingler au revers du veston et portant ces mots prestigieux: «Bon pour le Service», «Bon pour la Marine», «Bon pour l'Infanterie», et même: «Bon pour les Filles».
Bientôt les derniers conscrits sortirent. Les chefs de classe rameutant les retardataires dans les bistrots, regroupaient leurs hommes derrière les musiques en route à présent pour le retour dans les villages. La «visite» était terminée.
Du balcon de l'Hôtel de Ville, les hauts messieurs du Conseil, dignes mais néanmoins débonnaires, laissaient planer un regard paternel sur les cohortes de conscrits prêtes au départ. A grands coups de grosse caisse, les premiers cortèges s'ébranlèrent.
Cette fois, la fête commençait pour de bon. Dans chaque groupe, derrière les musiciens, le drapeau et la canne-major, les conscrits se mirent à gambader: un rang vers la gauche, un rang vers la droite, d'une sorte de glissement alternatif qui effarouchait les badauds au bord des trottoirs et risquait de les renverser.
La parade des conscrits a une allure toute particulière. Il s'agit tout en même temps, d'avancer et de reculer, de sauter et de danser, de chanter et de crier. Tantôt on bombe le torse, on tend les jarrets, on prend des attitudes fières, nobles, presque héroïques, au son de la musique. Tantôt ce sont des ralentissements soudains: on marque le pas, sur place, l'air sérieux, le front haut; puis subitement, par des entrechats compliqués, on fonce en avant, ou à droite ou à gauche, à grands claquements de semelles sur le pavé.
Tout à coup les rangs se disloquent. Une fille passait par là (petite curieuse!). On l'entoure, on la presse. Un instant, elle disparaît dans un flot de rubans, de panaches et de baisers généreusement offerts, mais vite on l'abandonne, soit pour en taquiner une autre, soit pour reprendre place derrière la musique qui continue son petit bonhomme de chemin au rythme de «Sambre et Meuse» ou du «Grenadier du Caucase». Ainsi, chaque classe avant de s'éloigner de Schirmeck, se devait de prouver sa vitalité et son entrain devant les populations ébahies.
 
Retour au Village
 
Les enfants étaient sortis de l'école.
Lorsque les conscrits débouchèrent au tournant de la route, le Paul du Grébi en tête, toute la raâce du Village, depuis longtemps échauffée, tourbillonnait déjà autour d'eux. Derrière le Paul, les six musiciens de la grand-musique soufflant dans leurs cuivres. Puis le drapeau. Pour l'instant, confiées aux mains expérimentées de Jules, les trois couleurs tournoyantes ondulaient au ras des chapeaux des conscrits et des casquettes de la musique en molles caresses giratoires. Ça a l'air facile à dire. Faites-en voir autant ? Celui qui n'a pas été conscrit ne sait pas faire tourner correctement un drapeau. C'est comme ça.
Entourés des gamins qui s'appliquaient à reproduire leurs gestes et leurs attitudes, les conscrits rentraient chez eux dans une auréole de gloire.
Applaudis, salués, complimentés, ils traversèrent la grand-rue pour une première farandole sous les fenêtres de Monsieur le Maire. Les conscrits, ça connaît les convenances. Ensuite, dépôt d'une gerbe de fleurs au Monument aux Morts. Enfin, cérémonie de la photographie officielle de la classe. Pendant que l'opérateur caché sous son voile noir tripote les boutons de son appareil, on s'installe. Et pas n'importe comment: le Paul au milieu avec la canne-major; aux ailes, les musiciens; comme toile de fond, le drapeau. Jules tient la hampe. André grimpé sur une chaise tient le coin supérieur de l'étoffe «Honneur et Patrie». Ça sera splendide. Devant les trois couleurs, les conscrits, debout ou accroupis, mais de telle façon qu'on voye bien les rubans et les chapeaux. Un tel a mis une cigarette aux lèvres; cela donne un air soit-disant distingué. Trois bons amis se tiennent fraternellement par l'épaule. On ne bouge plus. Clic, c'est fait.
Après les choses respectables, les choses sérieuses. Et pour commencer: la quête. André, le Trésorier, a donné des instructions précises et chaque groupe connait les maisons qu'il doit prospecter. Bien rare sera le foyer où l'on ne donnera pas quelques pièces ou un billet pour le trésor de la Classe. C'est un peu long, ce pélerinage qui consiste à entrer dans une maison pour sortir et entrer dans une autre, mais ça rapporte.
Vers midi, on fut à peu près certains de n'avoir oublié personne. Le cortège se reforma pour prendre le chemin de l'Hôtel de la Gare où un banquet attendait les conscrits. On passa devant la Mairie. Dans la cour, le Maître d'Ecole et le Greffier devisaient gravement. De la rue, les conscrits leur firent une ovation sympathique. Le Secrétaire, qui avait des lettres et de l'esprit, confia à son voisin:
--Mon cher ami, comme l'aurait dit Madame de Sévigné, je crois qu'il y aura de la viande saoule ce soir.
--Ce soir ? Vous êtes bien bon, dit le Maître d'Ecole, vous voulez dire qu'il y en aura pour toute la semaine !
La Mélie était bien embarrassée.
De façon générale, la perplexité, l'hésitation, I'indécision étaient choses inconnues pour elle.
A présent, elle faisait à face un problème pas faicile à résoudre: «Irait-elle --oui ou non-- au Bal des Conscrits?»
Pour elle, comme pour Hamlet, telle était la question.
Il faut savoir que son nouveau bonami, Jean-Louis, le jeune maît' d'école qu'elle avait rencontré dans le train en revenant de Strasbourg, faisait lui aussi conscrit, le même jour. Seulement c'était dans un village du côté de Villé. Au bout du monde, en quelque sorte!
Pas question, pour la Mélie, d'aller à Villé. Pas question, pour le Jean-Louis non plus, de lâcher ses copains de classe en un jour pareil.
Mélie resterait-elle ce soir-là sagement à la maison, triste victime d'un austère devoir, alors que tout le village serait en liesse? C'était beaucoup demander.
-- Pense ouar, disait-elle à Janine, ce qu'i dira quand i saura que j'ai été danser ici!
A quoi son amie répondit avec logique:
-- Et lui, là-bas, dans son bête de patelin, te crois qu'i n' va pas danser avec des aut' filles ?
--J'avais pas pensé à ça, dit Mélie, mais quand même...
Janine fut catégorique:
--Le Jean-Louis, il est bien gentil; mais d'abord t'es pas mariée avec. Et pis t'es d'la classe. Et moi aussi. Qu'est ce qu'i diraient les garçons de not' classe, si les filles de la classe ne venaient pas à leur bal. I nous ont invitées, t' le sais bien. Si on refusait, ça serait encore plus pire.
-- Mais te pourras y aller, toi, dit Mélie avec un peu d'amertume.
--Ah, non ! Si t'y vas pas, j'irai pas non pus.
Mélie éleva une dernière objection.
--Et pis, i gn'y a ma mère. Elle voudra peut-être pas...
-- Si ce n'est que d'ça, je vas lui parler, dit Janine.
L'Adèle était dans sa cuisine.
--Dis, moman, i gn'a la Janine qui voudrait te dire quêqu' chose.
Janine attaqua rapidement:
--Vous comprenez que si vous laissez pas sortir la Mélie, alors, ma mère elle voudra pas non pus que j'aille au bal.
Il y a fort à parier qu'à sa propre mère, Janine tiendrait un discours inverse: «Si j'ose pas aller au bal, la Mélie osera pas non pus y aller»
Contradictions sans importance. Dans la vie, il n'y a finalement que le résultat qui compte. Et l'Adèle avait cédé:
--Bon t'auras qu'à y aller aussi.
Les jeunes filles échangèrent un coup d'oeil complice. Dans le fond, la Mélie n'avait jamais pensé un seul instant qu'elle pourrait rester à la maison le soir du Bal des Conscrits. Mais il n'était pas mauvais qu'on sache qu'elle n'avait pas pu faire autrement que d'y aller. Elle irait donc au bal. En ce qui concerne le Jean-Louis, on aviserait le moment venu.
La porte s'ouvrit sur l'Ernesse qui revenait de l'école. Il rapportait les dernières nouvelles du village. Comme à son habitude il faillit tout flanquer par terre.
-- J'ai vu les conscrits. I sont sortis du banquet et i z'ont de nouveau fait le tour du village. On les a suivis. J'ai même osé porter la canne-major. C'est le Jules qui m'a permis.
-- Et où est-ce qu'i sont maînnant ? dit Janine.
- I sont à la Salle. Pour préparer le bal. Nous, les grands de la grande école , on les a même aidés à décorer, avec des guirlandes et des franges de sapin. Le Jules i m'a même dit comme ça qu'i m'invitait à venir au bal si je voulais. Alors, vous voyez bien que...
Les jeunes filles se regardèrent. Il ne manquerait plus que la présence du gamin-là au bal. Ah non ça, à aucun prix!
--Courr'té, fofflâh, lui intima la Mélie, i z'ont pas besoin de toi au bal. Te ferais mieux de faire tes devoirs.
--Pisque j' te dis que le Jules i m'a dit comme ça que...
--Haïe! Tais-toi ouar avec ton altata! I n'arrête point d' parler du grand bâillah-là. I va d'venir aussi évaltoné que le chnaffiole-là!
--J' te permets pas de parler comme ça de mon copain. C'est toi qu'est une bâillatt' et une...
Adèle parut sur la porte de la cuisine.
-- Qu'est-ce qu'i gn'a encore avec vous deux?
Elle fut vite mise au courant: l'Ernesse voulait aller au bal! Un projet audacieux!
Mais la conversation risquait de prendre un tour dangereux. Pour peu que l'Albert survienne au milieu du débat et la décision tomberait: «Vous n'irez au bal, ni l'un ni l'autre.» Et ce serait irrévocable, parce que l'Albert, pour le moment i r'était embêté par son ischias de la guerre Quatorze. Alors il ne fallait pas qu'on l'agace.
Une diversion s'imposait de toute urgence. Janine la trouva facilement:
--Et qu'est-ce qu'i z'ont encore dit, les Conscrits?
L'autre informé fonça de l'avant:
--Eh ! bien, i z'ont dit que demain i z'iraient à Chtrasbourg.
--A Chtrasbourg ? Et qu'est-ce qu'i vont faire, à Chtrasbourg
--Oui. A Chtrasbourg. Avec le train. C'est la caisse qui paie. I z'ont dit comme ça qu'i z'allaient faire la... Bon nom! Comment qu'i z'ont déjà pus dit?... Ah oui, je sais maînnant: i z'ont dit qu'i z'allaient faire la bringue!
Janine se pencha sur l'Ernesse et le prenant par le cou, lui dit avec grand sérieux:
--Tu sais ce que te devrais faire ? Eh ben, te devrais demander à ton père de te laisser aller avec les conscrits à Chtrasbourg. Pisqu'i t'ont invité ! Demain c'est jeudi. Ton père te laissera sûrement y aller. Mais alors, faudrait pas que t'ailles au bal! Parce que te serais fatigué et que t'pourrais pas te lever assez à bonne heure pour partir avec les conscrits.
Ernesse, les yeux brillants, déjà emballé par cette idée à priori mirobolante, tourna un regard interrogateur vers les deux jeunes filles. Avec candeur, il lu sur leurs visages la conviction la plus sincère, de même que la plus grande innocence; il reprit:
-- Oui, c'est vrai; je serais trop fatigué si j'allais aussi au bal. Mais vous croyez que le popâh i voudra ? Oui i voudra sûrement, pisqu'i m'ont invité ! Je vas bien lui expliquer.
--Oui, c'est ça, dit la Mélie. Explique lui bien. Et t'as pas besoin de dire que c'est la Janine qui t'a parlé de toute cette histoire, nam?
-- Bien sûr, bien sûr, fit l'Ernesse d'un air entendu, à présent rompu aux subtilités de la diplomatie.
Il est fort probable que une fois exposé à Albert, ce projet magnifique se terminerait pour l'Ernesse par une chmadrée, elle aussi magnifique. Mais l'éventualité d'un pareil événement laissait la Janine et la Mélie parfaitement indifférentes.